S’abonner à la lettre d’information
Retraites : saisir le Parlement est une nécessité démocratique et constitutionnelle
Ce billet est initialement paru sous forme de tribune pour Le Monde
*
La réforme des retraites imposée à marche forcée par le Gouvernement et, surtout, le Président de la République en 2023 a causé une triple fracture, dont la cicatrice ne disparaîtra jamais.
La fracture est d’abord sociale, en raison du passage en force, en dépit de toute négociation avec les partenaires sociaux. La fracture est également démocratique, tant les citoyens paraissaient majoritairement et frontalement hostiles à cette réforme qui les concerne tous (ou presque), l’absence de concertation dans la réalisation de la réforme n’ayant pas favorisé leur adhésion. Enfin, la fracture est institutionnelle et parlementaire, la voie procédurale choisie et les leviers juridiques mobilisés ayant permis d’imposer une réforme contre la volonté de la majorité parlementaire. On se souvient ainsi du cumul des mécanismes des articles 47-1 (loi de financement rectificative de la sécurité sociale, permettant des contraintes procédurales), 44, al. 3 (vote bloqué) et 49, al. 3 de la Constitution (absence de vote), auxquels s’ajoutent les ressorts des règlements des assemblées.
Déposer un texte sur la réforme des retraites permettrait de respecter le Parlement, davantage qu’il ne l’a été depuis 2022 et, même, depuis 2017
Autant d’éléments mobilisés dans le plus strict respect de la Constitution, ainsi que l’a confirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 14 avril 2023, mais dont le cumul ne traduit certainement pas une volonté de permettre un processus délibératif éclairé ni celle d’aboutir à une réforme qui soit démocratiquement débattue. En particulier, l’un des éléments centraux de la réforme, l’âge légal reporté de 62 à 64 ans, n’a jamais fait l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale, alors qu’il va concerner toutes les personnes prétendant à la retraite en France.
Aujourd’hui, cette réforme, adoptée mais non délibérée, s’impose. Toutefois, elle n’est toujours pas acceptée par de nombreuses forces politiques, par de nombreux partenaires sociaux, par une grande partie de la société.
Eu égard à la composition actuelle de l’Assemblée nationale, le Premier ministre avait pris deux engagements : d’une part, convoquer un « conclave », permettant un débat entre les partenaires sociaux sur des aménagements possibles de cette réforme, « sans totem ni tabou » selon ses propres mots et, d’autre part, soumettre les résultats de ce conclave à la représentation nationale, pour qu’elle puisse se prononcer. Il s’agissait là, évidemment, d’une stratégie permettant à François Bayrou de s’assurer, si ce n’est d’un soutien majoritaire à l’Assemblée nationale, au moins d’une absence de censure votée à la majorité absolue.
Mais il s’agissait aussi de respecter le Parlement, davantage qu’il ne l’a été depuis 2022 et, même, depuis 2017. On sait François Bayrou davantage respectueux de l’institution parlementaire que le Président de la République n’a pu l’être tout au long de ses mandats, auquel d’ailleurs il a imposé sa nomination, en usant du levier du soutien parlementaire.
Cet engagement avait ainsi un objectif politique, démocratique et constitutionnel : permettre un accord politique assurant la stabilité du gouvernement, ouvrir un débat démocratique attendu, éviter le vote d’une motion de censure.
S’il refuse aujourd’hui de saisir le Parlement, en sus de revenir sur un de ses engagements qui ne contribuera certainement pas à rétablir une confiance pourtant nécessaire des citoyens envers leurs institutions, le Premier ministre prive la représentation nationale d’un débat qu’elle attend et auquel elle peut légitimement prétendre. Démocratiquement, saisir le Parlement est donc une nécessité.
De surcroît, on rappelle que les parlementaires ne sont pas en mesure de se saisir eux-mêmes de ce débat, dès lors qu’une modification de l’âge légal aurait des conséquences financières, tandis que l’article 40 interdit toute initiative parlementaire dispendieuse. Pour que ce débat ait lieu, l’initiative doit donc constitutionnellement provenir du Premier ministre.
En la refusant, il s’expose alors à une motion de censure qui, même si elle a peu de chances d’aboutir si l’extrême droite ne s’y rallie pas, est la réponse logique d’un groupe parlementaire auquel le Gouvernement devait sa survie et qui est ainsi trahi. En effet, l’accord de non-censure négocié avec le Parti socialiste avait permis au Gouvernement Bayrou de ne pas être entre les mains du seul Front national, comme l’était le Gouvernement Barnier.
Cette situation avait le mérite d’être plus conforme à ce qu’avaient exprimé les Français lors des élections de 2024, où leur « front républicain » avait clairement manifesté un rejet de l’extrême-droite.
S’il souhaite préserver cette dynamique, François Bayrou n’a donc pas d’autre choix que de tenir son engagement, en déposant un texte qui ouvrirait la possibilité d’un débat parlementaire. À défaut, il se placerait dans la même situation de son prédécesseur, dont il avait pourtant voulu se distinguer, à juste titre. Il servirait les intérêts de l’extrême-droite – et même de la droite – qu’il entendait combattre et qui avait été démocratiquement battue en 2024.
Ce refus ne peut se justifier que par la crainte de l’issue du débat parlementaire, l’Exécutif (Gouvernement, Premier ministre et Président de la République) ne souhaitant pas revenir sur une réforme qui a été imposée contre toute dynamique majoritaire.
Cependant, à gouverner contre le Parlement, on s’expose inévitablement à sa sanction, tôt ou tard.