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Les limites du concept de souveraineté numérique

Vendredi 7 octobre 2016, se tient, à l’Université Nice Sophia Antipolis, un colloque sur La souveraineté numérique. Le concept, ses enjeux. Dans ce cadre, j’ai présenté une communication sur « Les limites du concept de souveraineté numérique », dont voici les grandes lignes.

À l’instar de tout concept, on ne peut donner du concept de « souveraineté numérique » qu’une définition stipulative. Celle-ci pourrait être trouvée dans la formulation de Pierre Bellanger, auteur d’un ouvrage sur La souveraineté numérique et qui a pu indiquer qu’elle est « la maîtrise de notre destin sur les réseaux informatiques. C’est l’extension de la République dans cette immatérialité informationnelle qu’est le cyberespace ». Une telle définition, proposée par un expert du numérique et de sa souveraineté, mérite-t-elle d’être discutée, qui plus est par un juriste ?
 
Oui, si l’on commence par demander si elle peut correspondre à la souveraineté numérique juridiquement entendue. Mais alors, d’autres interrogations émergent. Que signifie « juridiquement » dans cette assertion ? Est-il nécessaire de définir la souveraineté numérique juridiquement ? Est-il seulement possible de définir la souveraineté numérique juridiquement ?

Quant au « juridique », indiquons qu’il s’agit là de ce qui a trait à l’ordre normatif, donc aux normes (juridiques) et à leur validité, leur application et leur organisation.
Quant au « nécessaire », remarquons que dans la loi pour une République, qui entrera prochainement en vigueur, un article 29 introduit par amendement, dispose que :

« Le Gouvernement remet au Parlement, dans un délai de trois mois à compter de la promulgation de la présente loi, un rapport sur la possibilité de créer un Commissariat à la souveraineté numérique rattaché aux services du Premier ministre, dont les missions concourent à l’exercice, dans le cyberespace, de la souveraineté nationale et des droits et libertés individuels et collectifs que la République protège. Ce rapport précise les moyens et l’organisation nécessaires au fonctionnement du Commissariat à la souveraineté numérique. »

Par conséquent, le droit positif se saisit de la souveraineté numérique, à des fins précisément juridiques : « exercer la souveraineté nationale et les droits et libertés individuels et collectifs que la République protège ».

Cela est-il alors seulement possible ? Oui, mais difficile et subtil. En effet, le concept (juridique) de souveraineté numérique soulève des difficultés en tant que concept « néogénérationnel », ou concept « 2.0 » ! (I), tandis que sa dimension « bidimensionnel » (ou 2.2 ?) révèle ses subtilités.


I. Les difficultés d’un concept néogénérationnel

Nouveau concept, la souveraineté numérique, pour être pensée, requiert de dépasser les modèles classiques. Celui de l’Etat, certes (2), mais d’abord celui du droit lui-même, pensé comme une « pyramide » (1).

1) Dépasser le modèle pyramidal

Le numérique lui-même est un réseau, plaçant tous ses utilisateurs en interaction constante. Le penser en droit, à partir de la souveraineté numérique, requiert alors de dépasser le modèle pyramidal classique, de la théorie de la hiérarchie des normes élaborée par l’École de Vienne. Cela impose d’évoluer vers les théories du réseau, où les systèmes juridiques sont eux-mêmes en interaction.

Cela soulève néanmoins la difficulté, à laquelle seule la théorie de la hiérarchie des normes répond à ce jour, de la validité du droit : selon quel critère, dans ces nouveaux modèles, le droit est-il valide, existe-t-il ?

2) Dépasser le modèle étatique

De même, penser la souveraineté numérique, en droit, requiert de dépasser l’État et de « penser global », en lien direct avec la théorie du droit en réseau. Cela impose ainsi de dépasser la dimension nationale en prenant en compte d’autres acteurs, tous liés par le réseau (utilisateurs, opérateurs économiques, acteurs de contrôle du numérique). De plus, la souveraineté numérique peut, voire doit être pensée au niveau de l’Union européenne alors que cette dernière n’est pas souveraine, dans le sens classique du terme.

Cela soulève alors la difficulté de l’identification (juridique) de ces acteurs. Car ils existent tous, à l’heure actuelle, en vertu de critères directement ou indirectement étatiques, l’État étant la source du droit garantissant l’accès au réseau, permettant la création d’opérateurs économiques (sociétés commerciales ou autre), offrant une régulation du réseau.

La progression voulue par le dépassement de ces modèles correspond, dès lors, à une régression. Cela remet-il en cause l’existence du concept juridique ?


II. Les subtilités d’un concept bidimensionnel

Le concept de souveraineté numérique, juridiquement entendu, peut être perçu dans deux dimensions : le numérique dans la souveraineté (1) ou la souveraineté dans le numérique (2).

1) Le numérique dans la souveraineté

Le numérique peut constituer un instrument d’exercice de la souveraineté. En effet, il est venu au renfort de révolutions, dites « révolutions 2.0 » et constitue alors un vecteur de souveraineté. De même, il peut intervenir dans l’exercice de la démocratie, par des moyens de vote électronique, d’intervention législative grâce au numérique, au contrôle du pouvoir grâce à Internet.

2) La souveraineté dans le numérique

La souveraineté numérique peut également signifier – peut-être même davantage – un contrôle dans et sur le numérique. Que faut-il alors entendre par « contrôle » ?

Ce peut être soit un contrôle signifiant domination (nationale ?). Et il ne peut alors y avoir qu’une seule entité souveraine, du moins à son propre égard, co-existant, le cas échéant, avec d’autres entités souveraines. Cela conduit à une fermeture des réseaux, à l’instar de la Chine, à travers des protocoles de chiffrement numérique qui soient nationaux. Et ce n’est pas sans porter atteinte aux « droits et libertés que la République protège ».

Ce peut être également un contrôle signifiant transparence et vérification, dans l’espace numérique, facilitées par le numérique. Mais quels sont alors les effets s’il n’y a pas une action effective et efficace, permettant de « contrôler » dans la première acception ?

La souveraineté numérique, juridiquement entendue, ne peut alors s’entendre qu’à l’échelle du numérique, c’est-à-dire sans frontière et, donc, à l’échelle mondiale. Donc sans les États. Donc sans le droit !

À moins que la souveraineté numérique ne soit le stigmatiseur de l’archaïsme de ces modèles ? Sans doute pas, car il n’en est pas proposé d’autres permettant d’identifier ce que signifie « juridique » dans « souveraineté numérique juridiquement entendue ».

La souveraineté numérique, juridiquement entendue, est alors la compétence initiale de contrôler et de régler le numérique. Cela revient soit à fermer les frontières (numériques, en introduisant des protocoles de chiffrement nationaux), soit à contrôler le numérique en commun au niveau universel. Cela s’apparente alors davantage à une régulation qu’à une souveraineté.

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