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Les Français et le pouvoir
« Les Français et le pouvoir ». Tel était l’objet d’un sondage Ifop pour Ouest France mené en ligne les 16 et 17 octobre 2018 auprès de 1 006 personnes et publié le 31 octobre. Ses résultats, brièvement évoqués par différents médias, méritent qu’on y revienne car ils suscitent d’abord des surprises et génèrent ensuite une réflexion.
La première question posée concernait le « détenteur du pouvoir en France » : « Selon vous, qui détient le pouvoir aujourd’hui en France ? En premier ? En second ? ». Les sondés pouvaient donc apporter deux réponses, parmi les six choix qui s’offraient à eux.
La première surprise concerne les absents : parmi les options ne figurent ni le Parlement ni les partis politiques ni même, à ce stade, les syndicats ou les juges. Ces deux derniers apparaissent plus avant dans le sondage, lors d’une question portant sur « le pouvoir prêté à différentes entités », mais pas les deux premiers.
Cette absence surprend, alors que nous sommes (supposés être) dans une démocratie et un régime parlementaire, le Gouvernement ne pouvant se maintenir en fonction qu’avec le soutien de l’Assemblée nationale. Surtout, elle oriente les réponses puisque la seule institution politique présente parmi les options est « le Président de la République et son Gouvernement », laquelle recueille le meilleur score des premiers choix, avec 34%. À croire que tout part et tout revient au Président : si cela peut constituer une compréhensible croyance populaire, elle serait une mauvaise analyse d’expert et le sondage aurait pu élargir les options afin de cerner le ressenti de la population sur le sujet.
D’autant plus qu’une autre question (la dernière) portait sur « l’adhésion à l’idée de confier la direction du pays à un pouvoir politique totalitaire », pour laquelle 41% des sondés ont exprimé un accord. Si tout part et tout revient au Président de la République, si le Gouvernement lui appartient dès lors qu’il est présenté comme « son » Gouvernement, si le Parlement et les partis politiques ont disparu (de la discussion), ne sommes-nous pas déjà dans une forme de régime totalitaire ?
Une autre surprise concerne l’option proposée des « marchés financiers », sans aucune explication et qui ne paraît pas être une entité structurée, à la différence des cinq autres options. Les sondés, à 54%, les considèrent comme détenteurs du pouvoir et 27% vont même jusqu’à y voir le détenteur principal. Il faudrait alors déterminer qui l’exercerait, concrètement.
C’est néanmoins symptomatique de la perception qu’ont les sondés des lieux d’exercice du pouvoir, voire des sphères d’influence du pouvoir et l’on pourrait alors s’étonner, peu après la démission fracassante de Nicolas Hulot et des raisons qu’il a avancées, que les lobbies ne figurent pas non plus parmi les choix possibles. Et si l’on associe, au sein d’une même sphère d’influence ou lieu d’exercice du pouvoir que serait le monde économico-financier, les deux options « marchés financiers » et « grandes entreprises multinationales », elles totalisent, à elles deux, 49% des premiers choix, dépassant de loin le « Président de la République et son gouvernement ».
Une troisième surprise est la faiblesse du score obtenu par « les citoyens, les électeurs », que seulement 3% des sondés pensent être les premiers détenteurs du pouvoir et 8% « un » détenteur du pouvoir. Il est tout aussi symptomatique de la perception du rôle qu’exerce le citoyen dans notre système : alors que 34% pensent que le Président de la République, pourtant élu par le peuple, exerce le pouvoir en premier lieu, seuls 8% des électeurs pensent que le pouvoir appartient (également) au peuple. Est-ce à dire que ces citoyens considèrent que leur voix, en réalité, ne compte pas et que le Président élu ne remporte pas l’élection grâce à eux mais grâce à d’autres sphères d’influence (les marchés financiers, les grandes entreprises multinationales) ? Ou bien que les citoyens ont le sentiment que, s’ils votent, leur voix n’est pas entendue et ne sert qu’à désigner une personne, non à mener une politique ? Les questions demeurent nécessairement en suspens, car un sondage ne permet pas d’apporter des réponses générales, mais renseigne sur les perceptions et les interrogations.
Les citoyens ne sauraient avoir confiance en les politiques si les politiques n’ont pas confiance en les citoyens
Plus globalement, les résultats de ce sondage conduisent à une réflexion sur le rôle et la confiance dans les institutions politiques qui demeurent, sur le plan juridique, le lieu d’exercice du pouvoir démocratique. Si l’on peut soutenir que quelqu’un se tromperait en affirmant que les détenteurs du pouvoir démocratique sont les marchés financiers, on ne peut considérer que les sondés, en l’espèce, ont tort. Ils expriment en effet une perception subjective, dont on serait inspiré de tirer des enseignements.
Le principal d’entre eux, corroboré par l’indice de confiance de plus en plus faible envers les institutions des pays démocratiques, est que ces institutions démocratiques perdent le lien légitime qui les unit au peuple, dont elles sont pourtant l’émanation puisqu’il est censé les élire, c’est-à-dire, au sens étymologique, les choisir. Cela se traduit par une baisse de la participation et par des choix de gouvernance qui évoluent, telle « l’idée de confier la direction du pays à des experts non élus », avec laquelle 59% des sondés sont d’accord.
Une fois que ce constat est dressé et que le diagnostic est posé, se pose la question du remède, à laquelle nul n’a encore apporté de réponse effective. Faut-il prendre acte de cette opinion et confier le gouvernement à des experts ? En supposant qu’ils ne l’exercent pas déjà, auprès d’élus qui dépendent amplement de leurs recommandations. Faut-il au contraire agir pour rétablir ce lien légitime et la place centrale des institutions, qui demeurent, à ce jour, les seuls intermédiaires (directs) entre le peuple et le pouvoir ? En rappelant que la vertu du régime démocratique est de pouvoir demander des comptes à ceux qui décident, parmi d’ailleurs plusieurs options promues par les mêmes experts.
L’objectif demeure alors classique et traditionnel, même s’il est possible d’envisager des moyens rénovés et modernisés pour y parvenir : convaincre le citoyen que sa voix compte et qu’il peut avoir confiance en les institutions et les responsables politiques qui les composent. Et la seule façon d’y parvenir est que ces derniers fassent effectivement confiance aux citoyens, en les écoutant et en les consultant ouvertement, car on ne saurait sinon demander aux citoyens d’accorder leur confiance aux politiques.