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Loi immigration : « La majorité actuelle n’a pas encore pris la mesure de la situation dans laquelle elle se trouve »
Cette interview est initialement paru dans Libération.
Plus que d'un dysfonctionnement des institutions, le feuilleton autour de la commission mixte paritaire sur la loi immigration est révélateur de la manière dont la majorité actuelle les pratique, selon le professeur de droit public Jean-Philippe Derosier.
Des suspensions de plusieurs heures, des tractations en coulisses, des rendez-vous à Matignon et même des coups de fil - démentis par l'Elysée - du chef de l'Etat à plusieurs protagonistes du dossier : la commission mixte paritaire (CMP) qui a réuni quatorze députés et sénateurs chargés de trouver un compromis sur le projet de loi immigration s'est déroulée dans une ambiance spectaculaire. Une situation «exceptionnelle» mais pas dysfonctionnelle, selon le professeur de droit public Jean-Philippe Derosier, également titulaire de la chaire d'études parlementaires à l'université de Lille, qui y voit tout de même la démonstration que l'exécutif n'a pas encore réussi à appréhender sa situation de majorité relative.
Une CMP aussi longue, avec plusieurs suspensions de séance et de nombreux à-côtés, est-ce que ça fait partie du fonctionnement normal de cette instance ?
Ce n'est pas anormal au sens où ce serait illégal. C'est toutefois exceptionnel, en ce sens que je n'ai pas le souvenir d'une CMP qui aurait duré aussi longtemps. Habituellement, ça va de quelques minutes, quand il s'agit de constater un désaccord, à quelques heures quand il y a des noeuds importants à défaire. Cela ne veut pas dire pour autant que c'est un dysfonctionnement. Ce projet de loi est un sujet politique sensible, et la majorité est dans une position difficile, étant donné que précisément elle n'a pas la majorité. Elle doit créer une alliance des contraires entre l'aile gauche de sa majorité et la droite, ce qui justifie qu'on prenne du temps. Ce qui justifie aussi ce temps long, c'est qu'on n'avait pas formellement la position de l'Assemblée. On repartait donc du texte du Sénat.
Pourquoi les CMP se déroulent-elles à huis clos ?
Le huis clos a des raisons logiques et historiques. Autrefois, les commissions parlementaires n'étaient pas publiques, c'est une évolution relativement récente. La CMP est restée sur le modèle ancien. Il faut avoir à l'esprit que c'est un lieu de négociation, et qu'on négocie généralement mieux à l'abri des regards. Quand on est regardé, il n'y a pas de sérénité des discussions.
Les suspensions à rallonge, le rendez-vous à Matignon, l'agitation politique et médiatique... Tout cela ne menaçait pas la sérénité des discussions ?
Je ne pense pas. Ils étaient quatorze à siéger - ou 28 en comptant les suppléants - ce qui a été bénéfique parce que c'est plus facile de discuter à quatorze qu'à 348 ou 577. Mais ils n'étaient que quatorze, donc ils ont eu besoin de savoir s'ils pouvaient engager l'ensemble de leurs troupes sur telle ou telle position. Que les élus LR discutent entre eux, que les parlementaires de la majorité fassent le point avec les autorités de la majorité, y compris le gouvernement, n'est nullement choquant car il faut une cohésion. Les autres parlementaires doivent ensuite décider à travers leur vote.
Mais si le chef de l'Etat a effectivement appelé Elisabeth Borne et Bruno Retailleau au cours de la soirée pour les sommer de trouver un accord, la séparation des pouvoirs n'est-elle pas en cause ?
Formellement, le chef de l'Etat n'aurait pas à intervenir. Mais nous connaissons d'une part la logique très présidentielle dans laquelle s'inscrit la Ve République, d'autre part la personnalité de Macron qui veut un peu tout diriger. Ce n'est pas surprenant. Je ne dirais pas que c'est scandaleux, mais ce n'est pas forcément la manoeuvre la plus habile.
Mardi soir, juste après avoir reçu des députés pour parler de cette CMP, la Première ministre est allée à l'Assemblée se défendre d'une énième motion de censure. Qu'est-ce que cette spectacularisation du débat parlementaire révèle du fonctionnement des institutions ?
Cela ne révèle pas tant des choses sur le fonctionnement des institutions que sur leur pratique par la majorité actuelle, qui n'a pas encore pris la mesure de la situation dans laquelle elle se trouve. On ne gouverne pas de la même façon avec une majorité relative. Cela passe d'abord par une réorganisation de l'agenda parlementaire. Il me paraît surprenant de mener ces deux débats essentiels que sont l'immigration d'une part, et d'autre part le budget, de front. Deuxièmement, faire des lois pléthoriques qui couvrent de nombreux aspects, avec des positionnements politiques différents, n'est pas forcément idéal dans ce cadre. Il faut mieux des lois ponctuelles, avec des accords ponctuels. Troisièmement, il y a de l'arrogance dans ce coup de fil supposé du chef de l'Etat intimant de se mettre d'accord pour que tout le monde entre dans le rang. Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne.