entete

Démissionner n’est pas une peine

Ce billet est initialement paru sous forme de tribune sur Liberation le 10 octobre 2022.

La République exemplaire n’est plus. Et elle a emporté avec elle la République des responsables.

Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, un ministre en exercice – et non des moindres, puisqu’il s’agit du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice – est renvoyé devant la Cour de Justice de la République, cette instance compétente pour juger de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement. Il s’agit de l’étape intervenant après une mise en examen, dès lors que la commission de l’instruction a estimé que les faits reprochés sont constitutifs d’un crime ou d’un délit.

Le bon sens, à l’époque où il était « la chose du monde la mieux partagée », mais surtout le sens de la responsabilité politique, auraient commandé qu’un tel ministre démissionne immédiatement. Car la responsabilité politique ne consiste pas uniquement à répondre de ses actes, mais aussi à savoir en tirer soi-même les conséquences.



Le sens de l’exercice du pouvoir est de servir, non de s’y maintenir


Il n'en est rien : non seulement Éric Dupond-Moretti se maintient en fonction, mais il obtient le soutien du Président de la République qui considère ainsi qu’un tel acte de procédure ne saurait entacher la fonction occupée par l’homme poursuivi. Il faut admettre qu’il est devenu coutumier d’une telle pratique. Alexis Kohler, Secrétaire général de l’Élysée, est mis en examen, quasiment au même instant, mais il est maintenu à son poste. Avant lui, Richard Ferrand avait été mis en examen également, alors qu’il était Président de l’Assemblée nationale, mais il a pu rester au Perchoir. De même, Gérald Darmanin, Ministre de l’Intérieur, était poursuivi pour viol et abus de faiblesse et placé sous le statut de témoin assisté : là encore, après l’avoir promu Place Beauvau, le chef de l’État a continué à lui faire confiance.

Que ces deux derniers n’aient finalement pas été condamnés par la justice n’y change rien, car il faut distinguer ce qui relève de la responsabilité politique de ce qui relève de la responsabilité pénale : démissionner n’est pas une peine, mais un acte permettant de préserver la fonction occupée et le collectif dans lequel elle s’inscrit. C’est pourquoi l’argument de la présomption d’innocence est impropre à justifier le maintien à des fonctions gouvernementales d’une personne poursuivie. S’il s’agit bien d’un principe cardinal du droit pénal, garanti par la Constitution et essentiel à l’État de droit, il ne s’applique qu’à l’égard de la personne et non de la fonction qu’elle occupe.

La fonction protège la personne qui l’exerce, lorsqu’elle prend des décisions inhérentes à cette fonction : si un ministre prend une décision impopulaire, c’est au ministre qu’elle sera reprochée, voire au Gouvernement, collectivement, non à l’individu lui-même. Cependant, pour que cette protection soit efficace et réelle, il faut que la personne titulaire de la fonction ait un comportement irréprochable, conforme à l’intérêt de celle-ci. Or une mise en cause par la justice, une mise en examen et, a fortiori, un renvoi devant une Cour concernent l’individu, présumé innocent et libre de se défendre, tout en affectant la fonction et, à travers elle, le collectif tout entier.

C’est donc peut-être injuste mais c’est ainsi : l’acceptation de fonctions gouvernementales, qui offrent une satisfaction telle qu’elles sont largement convoitées, doit avoir pour conséquence d’accepter le sens de la responsabilité politique, commandant de se démettre dès lors qu’est susceptible d’être affectée la dignité même de la fonction ministérielle. L’individu ainsi libéré de ses obligations pourra librement se défendre sans risquer d’atteindre, voire d’engager ladite fonction et l’ensemble du Gouvernement.

D’autant plus que la position de Ministre de la Justice est singulière. D’une part, il est le ministre de tutelle des services chargés de le juger. Certes, les juges sont indépendants, mais ils le seront d’autant plus s’ils n’ont pas à poursuivre le titulaire du ministère dont ils relèvent. D’autre part, il est le supérieur hiérarchique du parquet. Certes, là encore, devant la Cour de Justice de la République, le parquet est représenté par le Procureur général près la Cour de cassation, qui échappe précisément au pouvoir hiérarchique du Ministre de la Justice. Mais la théorie des apparences est sérieusement affectée. Cette dernière veut que la justice ne soit pas seulement rendue, mais aussi qu’elle paraisse bien rendue : en d’autres termes, la décision d’un juge doit autant être régulière qu’exempte de taches pouvant affecter sa légitimité. Le Chef de l’État devrait être le premier à s’en préoccuper.

Enfin, ce Procureur est nommé sur proposition du Ministre de la Justice. Or François Molins, titulaire actuel de la fonction, fera bientôt valoir ses droits à la retraite et devra donc être remplacé. Certes, une nouvelle fois, la nomination appartient au Président de la République et le Conseil supérieur de la magistrature doit rendre un avis. Mais le rôle du Ministre est déterminant et le conflit d’intérêts patent : cette nomination et le futur nommé seront touchés – au mieux – par le soupçon.

Éric Dupond-Moretti se dit innocent : c’est son droit le plus précieux. C’est à lui et à lui seul de l’exercer, non au Ministre de le préserver. En démissionnant, il pourra se défendre et, si les juges sont convaincus, ils l’innocenteront et il pourra alors revenir aux fonctions qui étaient antérieurement les siennes, comme ce fut le cas de Bernard Tapie en 1992. Pour cela, il faut accepter que l’intérêt personnel s’efface devant l’intérêt général et admettre que le sens de l’exercice du pouvoir est de servir, non de s’y maintenir.

Commentaires (0)

Il n'y a pas encore de commentaire posté.

Ajouter vos commentaires

  1. Poster un commentaire en tant qu'invité.
Pièces jointes (0 / 3)
Partager votre localisation
S’abonner à la lettre d’information
logo blanc