S’abonner à la lettre d’information
Mexique : Une élection par le peuple, mais sans le peuple
Ce billet est issu d’une mission d’Observateur international lors des élections du pouvoir judiciaire, organisées au Mexique le 1er juin 2025
*
Jusqu’où doit aller la démocratie et sa mise en œuvre ?
Le plus loin possible, pourrait-on être tenté de répondre, afin de confier au peuple le maximum de pouvoir et de garantir pleinement le principe du « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
Pourtant, la réponse n’est pas si évidente et un regard plus approfondi conduira à la nuancer.
La Présidente du Mexique, Claudia Scheinbaum, se vante d’avoir réalisé un « exercice démocratique inédit au monde », ce dimanche 1er juin : l’ensemble du pouvoir judiciaire, du juge de toute première instance jusqu’aux juges de la Cour suprême, a été désigné au cours d’un processus électoral qui, toutefois, interpelle.
À vouloir faire du « tout populaire » en confiant cette mission au peuple, on dérive dans une démocratie du « tout populiste »
Quant au caractère inédit, on ne peut que lui donner raison : c’est la première fois qu’il est procédé, tant au Mexique que dans tout autre pays du monde, à l’élection de l’ensemble des magistrats d’un État, directement par le peuple. Des cas plus ponctuels existent déjà : juges suprêmes en Bolivie, certains juges dans certains États des États-Unis, au Japon (très ponctuellement). Mais jamais la totalité des juges n’avait ainsi été démocratiquement élue.
En ce dimanche 1er juin, les électeurs mexicains devaient désigner trente-neuf juges fédéraux, auxquels s’ajoutaient plusieurs juges locaux, dont le nombre variait en fonction de l’État. Pour celui de la Ville de Mexico, dix-sept juges devaient encore être désignés. Soit un total de cinquante-six fonctions à pourvoir, pour lesquelles on comptait 300 candidatures (212 fédéraux et 88 locaux).
Pour voter, il fallait remplir pas moins de neuf bulletins différents (six fédéraux et trois locaux), chacun d’une couleur différente, selon les fonctions à pourvoir. L’électeur devait y inscrire des numéros, correspondant au nom des candidats rappelés sur le bulletin (des loupes étaient mises à disposition !), en respectant scrupuleusement la répartition entre hommes et femmes. Pour forcer la complexité, pour certaines juridictions, il fallait encore respecter les compétences (droit civil, droit pénal, droit du travail, droit administratif, etc.) et voter pour le nombre prédéterminé de candidats de cette compétence.
L’opération de vote était donc particulièrement complexe et il fallait compter sur une moyenne de quatorze à seize minutes par électeur pour procéder au vote, certains restant parfois plus d’une demi-heure dans l’isoloir. On ne connaît pas encore les résultat définitifs ni, par conséquent, le nombre de bulletins nuls mais il est probable qu’il y en ait un nombre significatif, du fait non d’un choix délibéré de l’électeur mais d’une erreur commise à son insu, en raison de la complexité du processus électoral. En effet, les bulletins n’ont pas été dépouillés sur place, comme l’exigeraient pourtant les standards démocratiques, mais ont été acheminés dans des « conseils de districts », où le dépouillement est en cours. Il va prendre plusieurs jours.
C’est donc bien sur la nature de cet « exercice démocratique » vanté par la Présidente du Mexique qu’on s’interroge. D’ailleurs, un grand nombre de citoyens ont visiblement fait de même : le taux de participation se limite à 13%, soit une abstention record de 87% du corps électoral. Du jamais vu au Mexique ni dans la plupart des pays démocratiques.
Mais comment pouvait-on imaginer qu’il en irait autrement, eu égard au caractère très contesté de cette nouvelle faculté électorale, à la complexité du scrutin, aux difficultés pratiques d’identifier les cinquante-six candidats pour qui voter, parmi les 300, ce qui supposait d’étudier leur CV et d’être en mesure d’apprécier leurs compétences ?
Ce sont les partis politiques qui structurent le paysage démocratique et permettent aux électeurs de faire leur choix, lorsqu’ils n’ont pas nécessairement le temps d’examiner chacune des candidatures lors d’un scrutin classique. Mais pour l’élection du pouvoir judiciaire, les partis avaient interdiction de s’immiscer dans la campagne – et c’est heureux, puisque les juges sont supposés être impartiaux et indépendants. L’interdiction n’a cependant pas été scrupuleusement respectée, notamment par la distribution « d’accordéons », c’est-à-dire de dépliants indiquant pour quels candidats il était recommandé de voter pour chacune des fonctions à pourvoir.
En définitive, ce vote démocratique pour le pouvoir judiciaire est anti-démocratique, dans son essence et dans sa mise en œuvre. Ces manœuvres des partis le laissent supposer, l’abstention le confirme et les résultats à venir le conforteront sans doute.
Surtout, c’est le principe même d’un tel vote qui est démocratiquement contestable. Dans une démocratie, la légitimité ne provient pas toujours de l’élection. Cette dernière doit affecter les décideurs politiques qui, sur la base d’un programme, sont désignés par les citoyens pour appliquer une politique déterminée, choisie par le peuple. A l’inverse, la légitimité des juges, quand bien même la justice est rendue « au nom du peuple », doit provenir de leur capacité à appliquer le droit, en toute indépendance et impartialité. Elle ne réside donc pas dans l’élection populaire, mais dans l’appréciation de leurs compétences. Or cette appréciation est à la portée de spécialistes, à même de procéder à une évaluation et, ensuite, à une nomination, selon une procédure garantissant l’indépendance de la justice. Confier une telle mission au peuple revient à lui demander de réaliser un exercice pour lequel il n’a pas été formé.
Ainsi, cette élection remet en cause le principe de la démocratie : le gouvernement n’opère plus « pour le peuple », mais potentiellement contre lui, par des acteurs qui n’ont pas nécessairement les qualités requises pour exercer les compétences qu’on attend qu’ils exercent.
En d’autres termes, à vouloir faire du « tout populaire » en confiant cette mission au peuple, on dérive dans une démocratie du « tout populiste ». Telle est la limite de la démocratie et de sa mise en œuvre.Mots-clés: Démocratie, Élection, Article 2, Pouvoir judiciaire, Justice, Mexique, Indépendance de la justice