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Logique d’État

L’« affaire Benalla » a ravivé un débat autour d’un principe constitutionnel cardinal : la séparation des pouvoirs.

Davantage que le principe lui-même, c’est sa logique qu’il faut comprendre pour cerner le fonctionnement et l’articulation des institutions étatiques. Car la séparation des pouvoirs n’a pas tant vocation à séparer et isoler les pouvoirs qu’à établir une collaboration entre eux, leur permettant de se contrôler et de se limiter mutuellement.

Alors que les constitutionnalistes ne sont pas unanimes, c’est bien le principe de la séparation des pouvoirs qui interdit au Président de la République d’être auditionné par une commission d’enquête, alors même que sa logique pourrait justifier l’inverse.
 
En effet, au nom de la séparation des pouvoirs et parce que les pouvoirs sont « séparés », le Président ne devrait pas pouvoir se rendre au Parlement et le Parlement ne pourrait pas s’immiscer dans les affaires du Président. Mais au nom de la logique de la séparation des pouvoirs, de même que le Parlement contrôle le Gouvernement, le pouvoir législatif peut contrôler le pouvoir exécutif et tout le pouvoir exécutif, y compris le Président.

De surcroît, l’article 67 de la Constitution, qui fixe le statut du chef de l’État, lui interdit de témoigner devant une « juridiction ou autorité administrative ». Le Parlement et une commission ne sont ni l’une ni l’autre, nul n’oserait le contester.

Pourtant, le Président de la République ne peut se rendre devant une commission d’enquête. Le principe et la logique de la séparation des pouvoirs l’en empêchent et notre Constitution l’interdit.

La séparation des pouvoirs, d’abord, expressément garantie par l’article 16 de la Déclaration de 1789, est classiquement invoquée pour justifier une séparation stricte entre le Parlement et le Président lui-même. Mais on a vu que l’interprétation inverse pouvait être avancée.

L’article 67, ensuite, pose le principe d’irresponsabilité absolue du Président de la République, en son premier alinéa. Il constitue ainsi la prolongation du principe de séparation des pouvoirs : il « n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité », en dehors des cas prévus par la Constitution. Il s’agit des articles 53-2 (cour pénale internationale)68 (destitution). Il faut y ajouter l’article 6, dont on peut déduire que, désigné directement par le peuple, le Président n’est responsable que devant celui-ci.

Être responsable ne signifie pas seulement voir sa responsabilité engagée. Cela signifie répondre de ses actes

D’aucuns soutiennent toutefois deux arguments permettant de limiter le sens du premier alinéa de l’article 67 et de justifier une audition du Président. D’une part, cette dernière ne serait pas expressément interdite, donc elle serait permise. D’autre part, par une simple audition, la responsabilité du Président ne serait ni engagée ni mise en cause, ce que seul prohibe cette disposition.

Ces arguments ne tiennent pas.

Quant au premier, l’interdiction se déduit précisément de l’irresponsabilité, de la séparation des pouvoirs et de l’article 18 de la Constitution, que l’on peut également invoquer utilement car il énumère strictement les moyens par lesquels le Président peut intervenir au Parlement : par voie de message ou en convoquant le Congrès. On peut d’ailleurs ajouter que rien n’interdit expressément au Président de la République d’être à l’initiative d’une loi, mais que l’on déduit de l’article 39 de la Constitution que ce dernier limite cette initiative au Premier ministre et aux parlementaires.

Quant au second, être responsable ne signifie pas seulement voir sa responsabilité engagée. Cela signifie répondre de ses actes. Or l’article 67, al. 1er est extrêmement clair : le Président ne peut pas répondre de ses actes accomplis en cette qualité.

Lorsque le Gouvernement est interrogé par les parlementaires ou que ses membres sont convoqués devant une commission d’enquête, sa responsabilité n’est pas « engagée », comme elle l’est lorsqu’il fait l’objet d’une motion de censure, laquelle ne peut être déposée qu’à l’Assemblée nationale. Pour autant, c’est parce qu’il est « responsable devant le Parlement », qu’il doit répondre aux parlementaires qui l’interrogent ou le convoquent, que ce soit à l’Assemblée ou au Sénat.

En revanche, ce principe d’irresponsabilité du Président ne concerne pas la présidence de la République : celle-ci, en tant qu’institution et les membres qui la composent, à l’exception du Président, peuvent effectivement faire l’objet d’un contrôle. Ils doivent répondre de leurs actes et sont tenus de déférer à une convocation devant une commission d’enquête.

La formule répétée par tous les collaborateurs du Président de la République, selon laquelle ils ont été « autorisés » par lui à venir devant la commission, est parfaitement infondée. En ne se présentant pas devant une commission d’enquête qui les convoque, ils s’exposeraient à des poursuites pénales.

Cela vaut tout autant à l’égard d’Alexandre Benalla lui-même, qui peut faire l’objet d’une audition. Mais il ne pourra pas évoquer les faits qui font l’objet de poursuites juridictionnelles, donc de ses mises en examen. D’ailleurs, lorsque Jérôme Cahuzac fut auditionné par la commission d’enquête le concernant, il était déjà mis en examen.
Enfin, si l’on veut atteindre le chef de l’État, il reste deux possibilités. L’une sera utilisée mardi 31 juillet : les motions de censure contre le Gouvernement, déposées par Les Républicains et les groupes parlementaires de gauche. L’atteinte est indirecte car c’est le Gouvernement qui est visé. Mais elle est justifiée, car c’est le Gouvernement qui est responsable, lequel tire d’abord sa légitimité de sa nomination par le Président de la République, avant de la voir confirmer, éventuellement, par l’Assemblée : c’est ici la logique de la Ve République.

L’autre sera peut-être utilisée plus tard, en fonction de ce que décident les parlementaires, à la lumière des auditions qui auront encore lieu : l’engagement d’une procédure de destitution, s’ils considèrent que le Président a commis un « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». La procédure est contraignante et traduirait la gravité de la situation. Mais elle peut être initiée par les sénateurs.

Telle est la logique de la séparation des pouvoirs, telle est la logique du fonctionnement de notre État, telle est la logique d’État ; qui n’est pas la raison d’État.

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