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Au four gouvernemental et au moulin de l’Assemblée : une « anomalie »
Cette interview est initialement parue sur lepoint.fr
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Les ministres démissionnaires ne devraient pas siéger – et encore moins voter – à l’Assemblée, estime Jean-Philippe Derosier. « La Constitution est claire : incompatibilité stricte », soutient ce professeur de droit public.
Propos recueillis par Nicolas Bastuck
C'est le débat juridique du moment, et il agite fortement la petite communauté des constitutionnalistes : les dix-sept ministres du gouvernement démissionnaire de Gabriel Attal, élus députés après la dissolution, peuvent-ils siéger au Palais-Bourbon alors qu'ils sont toujours en charge des « affaires courantes » ? Pouvaient-ils prendre part à l'élection de la présidente et du bureau de l'Assemblée ? Pour Jean-Philippe Derosier, professeur agrégé de droit public (Université de Lille), la réponse est « non ».
Le Point : Le fait que des ministres, démissionnaires, mais toujours en fonction pour « expédier les affaires courantes », puissent siéger et voter à l'Assemblée nationale est, selon vous, contraire à la Constitution et au droit. Une étape supplémentaire a été franchie avec l'élection de la présidente, du Bureau et des commissions permanentes de cette chambre, à laquelle ces ministres ont pris part. Ministre démissionnaire des Affaires européennes, Jean-Noël Barrot a été ainsi élu à la tête de la commission des Affaires étrangères. S'agit-il d'une incongruité ?
Jean-Philippe Derosier : C'est le mot. Pour une raison très simple : quand on est ministre d'un gouvernement, même démissionnaire, on est encore et d'abord ministre ; on exerce toujours l'autorité ministérielle, en vertu du principe de la continuité de l'État, jusqu'à la passation des pouvoirs avec le ministre nouvellement nommé.
On reste membre de l'exécutif…
Absolument. Or l'article 23 de la Constitution est on ne peut plus clair : « Les fonctions de membre du gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire. » Une incompatibilité stricte a été posée en 1958 entre les fonctions parlementaires et ministérielles.
Pour autant, le même article 23 renvoie à une loi organique, qui fixe les conditions dans lesquelles il est pourvu au remplacement des titulaires de mandats parlementaires…
En effet, il s'agit de l'article 1er de l'ordonnance organique du 17 novembre 1958, reprise à l'article LO 153 du Code électoral. Que dit-il ? Que l'incompatibilité (entre les fonctions exécutives et parlementaires) ne prendra pas effet si le gouvernement démissionne avant l'expiration d'un délai d'un mois. Cet article, bien qu'assez mal fichu, est au moins clair sur un point : le délai commence à courir le jour de la formation du gouvernement. Un ministre nommé le 1er juin qui démissionnerait [ou dont le gouvernement démissionnerait] moins de trente jours plus tard, disons le 15 juin, pourrait aussitôt siéger à l'Assemblée [ou au Sénat], sans aucune incompatibilité. Voilà ce que dit l'article LO 153, et rien de plus.
Yaël Braun-Pivet a donc eu tort de s'en prévaloir pour justifier la participation des ministres démissionnaires au scrutin ayant conduit à son élection et à celle de son Bureau ?
Je le crois. Les dix-sept députés ministres démissionnaires, comme je les appelle, ont rejoint le gouvernement le 11 janvier 2024. Il y a plus de six mois, donc... Le délai d'un mois est dépassé. Selon moi, l'article LO 153 trouve à s'appliquer quand un parlementaire est nommé ministre, et va donc devoir quitter l'Assemblée nationale. L'incompatibilité entre les deux fonctions prend effet passé le délai d'un mois. Comme l'a souligné mon collègue Julien Boudon (Université Paris-Saclay), « l'hésitation est permise », durant ce délai ; le cumul, en revanche, ne l'est pas. C'est pourquoi le texte précise que le député, membre du gouvernement, « ne peut prendre part à aucun scrutin ».
Nous sommes ici dans un autre cas de figure : le ministre d'un gouvernement démissionnaire souhaite organiser son retour à l'Assemblée.
En effet. Ce retour est évoqué sommairement dans une autre disposition du Code électoral, l'article LO 176, qui précise que les députés qui auront accepté d'entrer au gouvernement seront remplacés dans leurs fonctions parlementaires par « les personnes élues en même temps qu'eux à cet effet », autrement dit les suppléants, et ce jusqu'à l'expiration d'un délai d'un mois après la cessation de leurs fonctions gouvernementales.
Comment les choses s'organisent-elles concrètement ?
Faute de textes précis, il faut s'en remettre à la coutume, Pierre Avril aurait évoqué une « convention constitutionnelle ». Deux cas de figure peuvent être envisagés. Quand l'Assemblée est renouvelée, et que le gouvernement reste en place, les ministres élus sont remplacés un mois après leur élection par leurs suppléants. Pendant ce délai, ils peuvent à tout moment renoncer à leurs fonctions gouvernementales et retrouver l'Assemblée, sans toutefois pouvoir participer à un quelconque scrutin tant qu'ils n'ont pas été totalement délivrés de leurs fonctions ministérielles ; donc, tant qu'ils n'ont pas transmis leurs pouvoirs à leurs successeurs.
Si le gouvernement démissionne après les élections législatives, situation correspondant à celle qui nous préoccupe, l'incompatibilité ne s'applique pas ; les suppléants n'ont pas à remplacer les ministres élus, devenus démissionnaires. On applique en quelque sorte l'article LO 153 par extension, un peu comme si le gouvernement avait démissionné moins d'un mois après avoir été nommé.
Vous êtes donc d'accord avec Mme Braun-Pivet : les ministres du gouvernement démissionnaire peuvent siéger et pouvaient prendre part au vote du Bureau et des commissions…
C'est là où je m'inscris en faux. L'article LO 153 est clair : « Pendant ce délai [d'un mois], le député membre du gouvernement ne peut prendre part à aucun scrutin. » J'en reviens à votre question initiale : que M. Barrot puisse se faire élire président de la commission des Affaires étrangères me semble incongru mais pas forcément illégal. Qu'il ait participé à l'élection de Mme Braun-Pivet, à celle du Bureau et à sa propre élection me semble, en revanche, l'être [illégal]. Car il est toujours membre du gouvernement. Je veux bien concevoir qu'il n'ait pas eu à attendre un mois pour revenir à l'Assemblée. En revanche, et au risque de me répéter, il ne pouvait en aucun cas, pas plus que ses collègues ministres, participer à un quelconque scrutin.
Il est démissionnaire…
Oui, mais toujours en charge des affaires courantes, ce qui le conduit à prendre des décisions, à exercer son autorité ministérielle, fût-ce de façon restreinte, pour les « affaires courantes ».
Au-delà de ces arguties juridiques, ne serait-il pas plus simple d'en revenir à Montesquieu, au principe de la séparation des pouvoirs, et à la lettre de l'article 23 de la Constitution ?
Sur Montesquieu, je répondrais non. Il faut bien voir que la France fait figure d'exception, parmi les régimes parlementaires, en interdisant le cumul d'un mandat de député et d'une fonction gouvernementale, contrairement à ce que l'on observe, par exemple, en Italie ou en Grande-Bretagne.
En revanche, je vous rejoins sur l'article 23, qui pose une incompatibilité stricte entre une fonction gouvernementale et un mandat parlementaire. Ce choix a été fait en 1958 par le général De Gaulle, qui voulait détacher les fonctions législatives des fonctions exécutives. À aucun moment, il n'envisageait que l'on puisse être à la fois ministre et député. J'observe que le texte repris à l'article LO 153 du Code électoral date de cette période. Ce repère historique est fondamental, précisément parce que l'incompatibilité posée à l'article 23 de la Constitution est une innovation de la Ve République.
En 2022, Mme Braun-Pivet a observé cette règle : elle a quitté le gouvernement, où elle siégeait, et Mme Borne a repris ses attributions. Ainsi déliée de ses fonctions, elle a pu briguer le perchoir de l'Assemblée nationale.
Votre position ne fait pas l'objet d'un consensus, chez vos collègues constitutionnalistes. Dominique Rousseau, Julien Bonnet ou encore Benjamin Morel, pour ne citer qu'eux, s'en tiennent au dernier alinéa de l'article LO 153 : « L'incompatibilité ne prend pas effet si le gouvernement est démissionnaire avant l'expiration [du] délai [d'un mois]. »
Oui, sauf que cette dernière phrase vient conclure un article où il n'est aucunement question d'un ministre qui revient à l'Assemblée mais d'un député appelé au gouvernement. À supposer que l'on extrapole, et que l'on considère que le délai d'un mois dont parle la loi débute avec l'élection de la nouvelle Assemblée – et non la nomination d'un gouvernement : un ministre élu pourra effectivement rejoindre l'Assemblée et y exercer la plénitude de ses attributions sans avoir été remplacé par son suppléant ; il pourra s'affranchir de ce délai de transition mais une fois, et une fois seulement, qu'il ne sera plus ministre. C'est-à-dire après la nomination d'un nouveau gouvernement et la passation des pouvoirs !
Pourquoi, alors, le texte ne le précise-t-il pas ?
Parce que c'est une évidence ! La lecture que j'en fais est la seule possible pour respecter l'esprit et la lettre de l'article 23 de la Constitution, qui n'envisage aucune dérogation possible, ainsi que la volonté des instigateurs de la Ve République.
Vos contradicteurs font de l'article LO 153 une lecture littérale : l'incompatibilité ne s'applique pas si le gouvernement a démissionné moins d'un mois après l'élection de la nouvelle Assemblée.
En effet.
Il y a des précédents : à plusieurs reprises, notamment en 1988, des ministres élus députés d'un gouvernement démissionnaire ont participé à l'élection du président de l'Assemblée nationale. Ainsi, le premier gouvernement de Michel Rocard avait démissionné le 22 juin, le président de l'Assemblée avait été élu le 23 et Michel Rocard avait été renommé le jour même.
Cela confirme que c'est « possible », non que c'est « légal ». Fumer sur le quai d'une gare est interdit. Vous êtes rarement sanctionné, mais cela reste interdit. Les ministres démissionnaires, élus députés, n'avaient pas le droit de prendre part au vote, mais ils l'ont fait. Les faits ne sont pas toujours conformes au droit.
Sauf qu'ici, il ne s'agit pas d'un mégot de cigarette, mais de nos institutions.
Il y a dans cette situation une succession d'anomalies. À mon sens, les ministres démissionnaires ne devraient pas siéger, mais il n'est pas normal, non plus, que dix-sept voix manquent à l'appel au sein de la nouvelle Assemblée. Deux anomalies se chevauchent.
Une anomalie de plus : le Conseil constitutionnel n'est, a priori, pas « compétent » pour juger de la légalité de l'élection du président et des instances de l'Assemblée nationale… Le recours formé par LFI risque donc de faire long feu…
À coup sûr, car le Conseil constitutionnel ne dispose que de compétences d'attribution (les domaines sur lesquels il doit statuer). Or il n'est écrit nulle part qu'il exerce un contrôle sur le fonctionnement interne des assemblées parlementaires. En 1986 et 1988, notamment, le Conseil constitutionnel a été saisi après l'élection du président de l'Assemblée nationale. À chaque fois, il s'est déclaré incompétent.
Aucun contrôle externe possible, donc…
Aucun. La situation que nous vivons met au jour une série d'anomalies qu'il conviendrait de corriger. L'Assemblée nationale ne saurait être privée de dix-sept de ses membres ; les suppléants des ministres élus devraient pouvoir siéger jusqu'à ce que ces derniers soient libérés de leurs fonctions gouvernementales ; le Conseil constitutionnel devrait être l'instance d'appel, en cas de contestation de l'élection de la présidence et des membres du Bureau de l'Assemblée. Bref, le droit devrait corriger ces anomalies en cascade, qui affectent la légitimité des instances élues de l'Assemblée, ce qui n'est pas très sain. Tel est l'objet des 130 propositions que le Groupe de réflexion sur l'évolution de la Constitution et des institutions (GRÉCI), que j'ai fondé en 2023, a formulées sur sa plateforme, et qui seront reprises dans un ouvrage à paraître à la rentrée.
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