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Faut-il limiter le droit d'amendement ?
La fin des débats relatifs à la réforme des retraites est prévue vendredi. Cependant, le nombre bien trop important d'amendements déposés rend impossible de les examiner tous dans le temps imparti.
Retrouvez le débat entre le Professeur Jean-Philippe Derosier et Jean Garrigues, spécialiste d'histoire politique, dans cet article de La Croix.
Contre, par Jean-Philippe Derosier
« Le droit d'amender la loi est fondamental pour les parlementaires »
Il ne serait pas judicieux de limiter l'exercice du droit d'amendement, car déposer et défendre des amendements est fondamental pour les parlementaires. La mission première du Parlement, c'est en effet de voter et fabriquer la loi, ce qui passe par la capacité d'en discuter et de l'amender. Comme je l'ai proposé, on pourrait supprimer le droit d'amendement de l'exécutif, sauf dans les matières financières nécessitant l'expertise de Bercy. Mais pas celui des parlementaires au stade du dépôt.
On peut en revanche agir au moment de la discussion desdits amendements. Il existe déjà des outils pour lutter contre l'obstruction. La révision constitutionnelle de 2008 a permis la mise en place à l'Assemblée nationale du « temps législatif programmé », consistant à fixer à l'avance la durée de l'examen d'un texte en séance. Chaque groupe politique se voit alors attribuer un temps de parole global, qu'il utilise à sa convenance. Les effets ont été bénéfiques mais insuffisants.
Afin de rationaliser les débats, on pourrait tout d'abord restreindre le temps de parole de chaque intervenant et étendre les prérogatives du président de séance. Pour les députés membres de la commission concernée, on pourrait ensuite ne recevoir en séance que les amendements préalablement défendus en commission. C'est un peu technique, mais je souligne que cela aurait été inutile pour la réforme des retraites car, s'agissant d'un projet de loi financier, c'est par exception le texte du gouvernement et non celui de la commission qui est examiné en séance publique. Rien ne justifie cette exception. Enfin, on pourrait étendre la jurisprudence dite « Barbemolle », du nom d'un personnage de Courteline. Celle-ci permet de ne discuter qu'un seul amendement à la formulation similaire : on pourrait opérer de même pour ceux à l'objet similaire.
Attention néanmoins à ne pas confondre opposition parlementaire et obstruction. En l'espèce, même si on est loin du nombre d'amendements déposés en 2006 contre la privatisation d'EDF ou en 2020 sur la réforme des retraites abandonnée, il s'agit bien d'obstruction. Pour preuve, lorsque La France insoumise peut d'un seul coup retirer un millier d'amendements, c'est la preuve qu'ils n'avaient pas tous vocation à être soutenus de façon constructive. Quoi qu'il en soit, cela permettra peut-être d'avancer afin de cibler les critiques sur l'article 7, celui du report de 62 à 64 ans de l'âge légal de départ à la retraite.
L'obstruction, ce n'est pas toutefois seulement les amendements. C'est aussi le comportement. Si des noms d'oiseaux ont toujours volé dans l'hémicycle, le niveau actuel de tension est préoccupant. Côté majorité relative, la nécessité du dialogue n'a pas été comprise. Côté opposition, l'irrespect envers des collègues entretient à petit feu la haine et risque d'entraîner la violence envers les institutions.
Pour, par Jean Garrigues
« La déformation abusive du droit d'amendement justifie une réflexion »
Sous la Ve République, la bataille d'amendements est une manière de combattre la suprématie institutionnelle du pouvoir exécutif. Une majorité des textes votés est d'initiative gouvernementale. L'amendement est une réponse donnée par les groupes d'opposition, et pas seulement d'ailleurs, à cette suprématie.
Les batailles d'amendements ont commencé à se multiplier dans les années 1981 et 1982, lorsque François Mitterrand est arrivé au pouvoir, sur les lois de nationalisations, le démantèlement des groupes de presse et les lois Auroux (relative aux libertés des travailleurs dans l'entreprise, NDLR). À partir de ce moment-là, les amendements sont utilisés comme une stratégie d'obstruction à la politique menée par le pouvoir. Cette pratique s'est multipliée sur le pacte civil de solidarité, le « mariage pour tous », la loi El Khomri sur le travail. En revanche, lors des dernières réformes sur les retraites en 2010 et 2013, il n'y a pas eu une telle multiplication. Cela se chiffrait par quelques centaines, mais pas par milliers.
Quand il y a une multiplicité d'amendements, voire 15 000 comme c'est le cas aujourd'hui, cela révèle une stratégie d'obstruction. D'autant plus qu'ils sont très souvent factices, pour modifier une virgule ou une ligne dans un texte. C'est une déformation abusive du droit d'amendement. Ce qui justifie d'ouvrir une réflexion sur son utilisation.
La réforme issue du comité Balladur, mis en place en 2007, instaurait la possibilité d'amendements en commission. Elle élargissait ce droit, avec cependant un certain nombre de restrictions sur la capacité de financement et la conformité juridique. Mais il est vrai que, hormis les batailles d'obstruction parlementaire, il y a de facto une augmentation permanente du nombre des amendements comme une inflation législative.
C'est la raison pour laquelle, au début du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, les projets de réforme institutionnelle prévoyaient de limiter le droit d'amendement. La bataille actuelle de La France insoumise peut donner du grain à moudre à ceux qui voudraient en restreindre l'utilisation. Certains plaident pour raccourcir le temps législatif. Avec, dans cette perspective, l'idée de baisser le nombre des parlementaires et de réduire leur temps de parole, par exemple par la suppression de la deuxième lecture sur certains textes.
Il faudrait aboutir à ce que l'amendement soit conforme à sa vocation initiale : la construction de la loi, son amélioration, et pas le blocage de la mécanique législative. De manière objective, limiter le droit d'amendement est une restriction du pouvoir de l'Assemblée nationale. A contrario, cela permettrait une plus grande fluidité du débat parlementaire, une plus grande efficacité de la mécanique législative, et contribuerait à améliorer l'image du Parlement.